Les Mémoires
La lecture des Mémoires d’un paysan bas-breton a de quoi laisser incertain celui qui les tient entre ses mains.
Et pour cause, un tel récit qui ne tient pas de la fiction est chose rare - et d’autant plus précieuse.
Né en 1934 à Guengat dans la misère, cette dernière le suivra jusqu’à son dernier souffle en 1905, peu importe comme il pût se débattre pour s’en défaire.
Il s’agit bien d’un destin extraordinaire dont il est question, raconté par une plume cynique, désabusée, clairvoyante à bien des égards et qui est tenue par la main d’un être qui a en lui le souci de la recherche de la vérité et de la justice.
Les aventures de Jean-Marie Déguignet sont innombrables : né paysan, puis devenu mendiant, soldat, débiteur de tabac, vendeur d’assurances et finalement écrivain, tout en retournant régulièrement à ses racines paysannes, il ne peut cependant être réduit aux métiers qu’il a exercés, qui ne furent en fait que le reflet de son besoin de découvrir, de chercher, d’amasser les connaissances non pas pour se pavaner, mais pour étancher sa soif de comprendre le monde dans lequel il vivait.
Voilà encore une chose qui donnait du travail à mon esprit, qui ne pouvait rien voir sans chercher de suite la raison d’être, le pourquoi, l’x comme disent les mathématiciens. [1]
Cet homme se distingue également par le fait qu’il s’est élevé par lui-même, en apprenant l’écriture, mais aussi le français, l’italien et l’espagnol en autodidacte. Il avait pour seule éducation le catéchisme, n’étant pas allé à l’école, où il n’avait appris à lire que le breton et le latin dans le livre de l’institutrice : c’est en récupérant les feuilles de cours des élèves qui apprenait l’agriculture dans la ferme dans laquelle il était vacher qu’il découvrit la lecture et l’écriture manuscrite, en même temps qu’il s’initia au français, alors très peu parlé en Basse-Bretagne. Pour poursuivre son instruction, il s’engagea dans l’armée, en espérant pouvoir côtoyer plus de locuteurs du français. Il se portait volontaire pour des missions dans des contrées lointaines, toujours dans le but de s’éduquer grâce aux opportunités de rencontres que le voyage lui apportait.
Dans ses mémoires, il offre au lecteur un aperçu des mœurs paysannes bretonnes du XIXe siècle, particulièrement celles de Quimper et de ses environs, mais il nous livre aussi des contes, des chants, et des proverbes bretons parfois inédits par rapport à ce que ses contemporains collecteurs nous avaient déjà rapporté.
Le libre-penseur
Il y avait probablement peu de sujets sur lesquels Jean-Marie Déguignet n’avait pas d’avis, et il ne manque pas de faire part de ses opinions dans ses mémoires, bien sûr, mais par des coups de gueule mémorables ou simplement par son franc-parler, son entourage ne manquait pas d’en être informé non plus.
Dans une société biberonnée au dogme chrétien, le premier cheval de bataille de Déguignet est certainement son anticléricalisme. Élevé dans la religion catholique dans une Bretagne et un milieu paysan très croyant, il ne remet pas vraiment en question cet enseignement avant l’âge adulte, notamment après une bataille à Kamiech.
C’est lors d’une mission militaire à Jérusalem, en découvrant une supercherie des moines pour faire croire aux pèlerins que le sang du Christ coulait le long du jardin des Oliviers tous les matins, que l’antipathie de Déguignet pour les institutions religieuses va se concrétiser. S’ensuit alors des réflexions tout au long de sa vie sur la façon qu’avait, selon lui, l’ordre religieux de manipuler ses fidèles pour les maintenir dans la servitude. Il se désole régulièrement du manque d’esprit critique de ses pairs, qui serait dû à leur éducation dans des écoles tenues par les jésuites.
Malheureusement, il avait passé par l’école, or à l’école on commence toujours par enseigner aux enfants le faux, le mensonge, la fausse science et la fausse morale. […] Les jésuites qui dirigent toujours nos écoles pour le plus grand bonheur des exploiteurs de l’ignorance le savent bien, et ne veulent pas changer le système d’enseignement. Et voilà pourquoi mon nouvel ami, qui se croyait savant, ne l’était que dans les fausses sciences. [2]
La question politique n’est pas en reste : républicain, il ne supportait pas les partisans de la monarchie, de l’empire. Ces régimes dépassés, conservateurs, étaient bien trop liés à la religion pour un anticlérical comme lui. Ils étaient ces fameux « exploiteurs de l’ignorance » qui travailleraient de concert avec le clergé pour garantir leur statut au pouvoir. Cependant, Déguignet ne se laissait pas emprisonner dans un bord politique puisqu’il ne manquait pas de critiquer les républicains dont certaines actions ne lui convenaient pas. Il écrivit, après avoir aidé les représentants républicains à remporter élections municipales face aux conservateurs :
Mais le malheur était que parmi les représentants de cette république démocratique, il n’y avait pas un seul démocrate. [3]
Les prises de position sont nombreuses, à propos de l’utilité factice de la guerre, de l’ordre social, des journaux (notamment durant l’affaire Dreyfus, qu’il défend) et bien d’autres. Il n’hésite pas à invectiver d’autres intellectuels, notamment Anatole Le Braz ou encore Ernest Renan.
Jean-Marie Déguignet est, de façon condensée, un esprit hors du commun associé au pragmatisme de la paysannerie dont il est issu :
On dit qu’à vaincre sans combat on triomphe sans gloire, c’est possible ; mais on triomphe avec beaucoup d’économie de sang et d’argent. [4]
A la lumière de ces éléments de personnalité, le qualificatif de « misanthrope malgré lui » prend son sens. Par ses convictions allant à contresens de celles de pratiquement tous ses contemporains, Déguignet s’est attiré beaucoup d’ennemis, et les trahisons multiples de sa famille, de ses employeurs, et de ses amis ne firent qu’approfondir son désamour pour la société dans laquelle il vivait. Chassé à de multiples reprises de ses lieux d’habitation à cause de l’antipathie qu’avaient ses voisins pour lui, bien qu’il était admiré et jalousé pour ses idées inventives dans plusieurs domaines et dont nombreux étaient ceux qui en profitaient, la vie de Déguignet a été une longue errance.
Et quand bien même il essaya d’échapper à l’humanité, il fut rattrapé par elle : son plan de devenir ermite après sa démobilisation qui fut contrecarré par un mariage arrangé auquel il dut se soumettre en est l’exemple parfait.
Et pourtant, que ce soit dans ses convictions ou dans ses actes, jamais Déguignet n’a voulu nuire à autrui ; au contraire, c’est l’humanisme qui le guidait, le poussait à se questionner sur la condition humaine, les injustices perpétrées sur les pauvres, l’obscurantisme qui empoisonnait la vie de ses congénères sans même qu’ils ne s’en rendent compte.
Une reconnaissance tardive
Il a fallu un long cheminement pour que les Mémoires d’un paysan Bas-breton soient enfin publiées.
Déguignet avait d’abord confié ses vingt-quatre carnets à Anatole Le Braz en 1898, qui les lui avaient achetés pour deux cents francs, avec la promesse d’une publication. Cette publication tardant à venir, Déguignet pensait que Le Braz n’avait jamais eu l’intention de publier ses écrits, voire qu’il les avait détruits.
Dans les toutes dernières années de sa vie, il entreprend alors de tout réécrire. Vingt-six nouveaux carnets émergeront, dont seulement vingt-quatre nous sont parvenus en 1962, par le biais de la descendance de l’auteur qui a répondu à l’appel du mémorialiste Louis Ogès en recherche de manuscrits. La première série de carnets, celle vendue à Anatole Le Braz, a disparu peu après que celui-ci ait pu en faire publier une partie dans la Revue de Paris en 1904. Le Braz a fait parvenir cette revue à Déguignet sitôt qu’elle parût, qu’il a pu lire seulement quelques mois avant sa mort.
Finalement, après avoir été retrouvés en 1962, les manuscrits de Jean-Marie Déguignet sont transcrits et publiés par An Here en 1998, annotés par Bernez Rouz, dans une première édition allégée et qui se vendra à plus de 150 000 exemplaires, et une deuxième édition complète en 2001. Les Mémoires d’un paysan Bas-breton ont été traduites en anglais, en tchèque, en russe et en italien.
Les carnets numérisés sont consultables sur le site web d’Historial du Grand Terrier, tout comme le numéros de la Revue de Paris concernant les pages de Déguignet et une série d’article sur l’auteur.
Je termine en souhaitant à l’humanité le pouvoir, ou plutôt le vouloir, de se transformer en véritables et bons êtres humains capables de se comprendre et de s’entendre dans une vie sociale digne et heureuse. Et… Doue bardono d’an nanaon [5]. [6]
Notes
[1] DEGUIGNET, Jean-Marie, Mémoires d’un paysan Bas-breton, chap. « Le premier fil télégraphique », p.118
[2] Ibid, chap. « Le Breton et le Corse s’entendent fort bien », p.263
[3] Ibid, chap. « Vive la république ! A bas la calotte ! », p. 357
[4] La Revue de Paris, 1904-1905, chap. “Fleurs et Lauriers”, p.640
[5] Dieu pardonne dans l’au-delà
[6] DEGUIGNET, Jean-Marie, Mémoires d’un paysan Bas-breton, chap. « Il est temps de terminer… », p.469