Les “Dix Commandements” d’un prisonnier républicain irlandais

En mai 1916, Kathleen Clarke perd un époux, un frère et un ami, fusillés pour leurs participations à l’Easter Rising. Tom Clarke est un révolutionnaire républicain irlandais du 20e siècle. Son existence dans le cadre des prisons anglaises est recueillie dans son ouvrage, Glimpses of an Irish Felon’s Prison Life

Un couloir vers une cellule, aux origines de 15 années d’emprisonnement

Après une enfance en Afrique du Sud, son père servant en tant que soldat dans la British Army, il rentre en Irlande. Il grandit alors à Dungannon, considéré comme un des centres de la rébellion républicaine irlandaise et de la résistance à l’oppression britannique. De même que les prisons deviendront des champs de mise en contact des pensées politiques, cette région devient l’épicentre du mouvement des Fenians [1]. En effet, c’est dans cette ville que jailliront les émeutes de 1880 entre la police et les habitants. Clarke participa à la révolte, et tira sur la police, ce qui lui vaudra de chercher l’exil en émigrant aux États-Unis où il rejoindra la branche américaine des Fenians, le Clan na Gael. Les enjeux de ces mouvements tristement sanglants sont ainsi internationaux. Le Clan na Gael profitera de la liberté accordée par la distance pour organiser des actions sur différents champs, tout en amassant aussi des soutiens financiers pour la lutte. Il s’agit donc de la globalisation d’une lutte politique, très localisée en Irlande, mais qui s’étire sur différents pays. Celle-ci est ainsi représentée par les va-et-vient de Clarke aux États-Unis, entre ces incarcérations successives. C’est à New-York qu’il rencontre Kathleen Daly, elle-aussi militante républicaine ; ils se marient en 1901. Incarnée par de multiples organisations politiques et en de nombreux endroits dans le monde, la lutte républicaine était un prisme à plusieurs voix et agissant au travers d’une diversité de groupes, souvent dans le secret. La virulence s’épaissit lorsque le Clan na Gael organise des « campagnes dynamites » dans le but d’attaquer la capitale anglaise et notamment de déstabiliser ses symboles, comme la Tower of London. Campagnes auxquelles participe Clarke, sous le pseudonyme Henry Hammond Wilson, le premier d’une longue série que nécessitera son existence derrière les barreaux. Ce dernier est arrêté et jugé à perpétuité le 28 mai 1883, pour trahison. Commence alors son existence en prison à Old Bailey à Londres, une période qui nourrira ensuite sa production littéraire.

Thomas et Kathleen Clarke

L’écriture-témoin, composition autour d’une condition

La trajectoire de Clarke en prison est décrite dans les Glimpses of an Irish Felon’s Prison Life, qui rassemblent des articles publiés entre les années 1912 et 1913 dans le journal nationaliste l’Irish Freedom. Ceux-ci retracent l’ensemble de son existence carcérale du procès jusqu’à la libération. Le titre même est révélateur du mécanisme pénitencier qui tend à se jouer des perceptions du temps et de l’espace dans une isolation systématique de l’individu. Cette fragmentation des perceptions s’incarne donc dans le terme “Glimpses”. Le début du 20e siècle marque, en effet, au Royaume-Uni, l’avènement de la structuration des prisons autant du point de vue architectural que d’une philosophie particulière qui systématise les traitements dans des tentatives d’affaiblissements du prisonniers (par le travail forcé et la sous-nutrition) et d’un ensemble de punitions. Ces modèles culminent dans le concept réalisé du panopticon, forme inventée à la fin du 19e siècle et dont la Kilmainham Gaol est un témoin. L’espace y est orchestré afin de faire gicler la possibilité de la folie dans la monotonie des jours derrière les barreaux, rendu visible par les compte-rendu des médecins pénitenciers et le « don’t bang your head against the wall » [2] de Clarke. Ainsi, les Glimpses épouse cette condition qui se joue du temps. Ils sont des extraits mélangés, sans chronologie interne, de véritables “aperçus” d’une mémoire qui tend à se taire et à se fragmenter.

Glimpses of An Irish Felon’s Prison Life, signé par Kathleen au premier président de la République d’Irlande

L’action d’écrire est ainsi une façon de « retracer le soi » [3] au-delà d’un flou temporel imposé. En créant une historicité propre qui lutte contre le rythme de vie imposé par les autorités pénitentiaires. Écrire est, enfin, une tentative d’inverser le mouvement d’isolation caractéristique du cadre pénitencier. En s’adressant à une audience, la plume reconnecte l’individu avec ses contemporains et participe alors de la mémoire. Le jugé se retrouve juge des pratiques qu’il a subies et l’écrit adopte les contours d’un procès contre une autorité, celle des prisons que Clarke décrit par « the crude brutality of our jailors » [4] mais aussi plus globalement celle du pouvoir qui la soutient. Narrer sa condition revient à reprendre une prise sur l’expérience et de renverser le temps où l’autorité des gardes ne laissait pas de place à la subjectivité. Une invention de soi qui est une véritable réappropriation, et donc un acte de résistance en lui-même.
Une écriture qui, malgré la libération, ne peut se détacher de l’espace où elle jaillit ou dont elle parle. Un lien intime lie le prisonnier à sa cellule. D’autant plus, au travers d’un topos de la condition où l’enfermement du corps s’interpénètre avec celui de l’esprit. Une interaction qui reflète en vérité une oppression ressentie même à l’extérieur de la prison, d’un pouvoir senti comme colonial et qui finit se manifester par les murs de la cellule. Ces impressions témoignent donc de la relation inextricable qui attache l’auteur à son espace et qui dicte la formulation littéraire. Une cellule donc, que Lewin définit comme « un monde complet, une vie complète en elle-même, sans référence à rien en dehors d’elle-même » [5]. D’un autre côté, écrire est un dépassement de ce cloisonnement puisqu’il met en lumière l’interconnexion des trajectoires des prisonniers. L’écrit fait, en réalité, appelle à plusieurs voix, à l’ensemble des individus emprisonnés, et qu’on retrouve dans l’usage du « We » dans les textes. Une entité sociale qui se construit autour d’une condition commune, souvent héritée de la participation à des groupes de pensées politiques ou mêmes paramilitaires avant l’incarcération ; une entité que Sands désigne plus tard par les « comrades in the darké» dans un de ces poèmes. Ainsi, l’écriture est une véritable composition, celle d’un groupe social réunit autour d’une condition, le passage d’un récit intime à celui d’un collectif qui déplace le discours d’une cellule à l’espace public.

“The Golden Rules of Life for a Long Sentence Prisoner”

Clinch your teeth hard and never say die.
Keep your thoughts off yourself all you can.
No mooning or brown studies. [6]
Guard your self-respect (if you lost that you’d lose the backbone of your manhood).
Keep your eyes wide open and don’t bang your head against the wall.

Ces Rules de survie dans le cadre pénitencier sont donc extraites de ces Glimpses. Elles témoignent de la nécessité de dire pour surmonter un traumatisme de l’enfermement, mais aussi de dire là où le silence régnait. Les conditions rendaient, en effet, l’écriture impossible, les prisonniers n’étant autorisés à n’écrire que deux ou trois lettres par an et celles-ci étaient censurés pour toute allusion aux violences perpétrées par les autorités carcérales. En effet, c’est ce ressort entre le silence imposé et qui emprisonne aussi le corps par l’absence de sollicitation sensorielle (en soi, la formation d’un vide qui atteint à l’être même) et la création littéraire qui néanmoins se réalisera. Clarke parle ainsi d’un « Strict silence must at all times be observed; under no circumstances must one prisoner speak to another. ». Un silence qui est contourné par les techniques mises en place par les prisonniers dans le but de communiquer entre eux. En cachant des messages ou en inventant un langage en frappant sur les murs ou sur les canalisations. Des techniques du dire propres à la prison et qui étaient transmises entre prisonniers dans une socialisation spécifique à ce nouveau milieu. Ces stratégies permettent comme Clarke le décrit « d’occasionnelles notes venant d’un de mes camarades dans le silence » dans ces Glimpses, il semble que l’écriture de Clarke à sa libération soit issue d’une même nécessité de dire malgré tout.

Écrire et dire sur l’expérience carcérale est ainsi plus qu’un simple témoignage dans le but d’établir une mémoire. En effet, Clarke montre aussi le caractère didactique de son texte, ces Rules sont de vrais conseils qui ont pour objectif d’être suivis par d’autres militants. On découvre par ces mots la vision de Clarke sur l’avenir du républicanisme irlandais dont les futurs acteurs semblent condamnés à subir de nombreux emprisonnements dans la suite de l’histoire irlandaise. Ce caractère d’enseignements à une génération prochaine qui fera face aux mêmes combats que ses prédécesseurs est incarné par Brendan Behan, autre figure de la littérature irlandaise, qui citera ces règles d’or dans ses propres textes qui dénotent une incarcération dans la continuité même de celle de Clarke. La parole de Clarke apparaît ainsi comme un nouveau décalogue particulier, et qui est répété en tant qu’héritage par d’autres prisonniers à la manière d’une nouvelle tradition. Enfin, si ces « Rules » semblent relever de l’imagerie du décalogue, c’est aussi qu’elles sont basées sur la croyance d’une libération et l’espoir d’un temps hors de la prison (bien que Clarke ait été jugé à perpétuité dans un premier temps) et l’obsession de survivre, « never say die ».

La dernière partie des Glimpses traite de sa libération sous des impulsions extérieures et politiques, notamment l’Irish National Amnesty Association. Il est libéré de la prison de Portland en 1898 après 15 ans derrière les barreaux. En janvier 1916, Tom Clarke devient l’un des signataires de la Proclamation de la République, peu avant l’Easter Rising qui le mènera une nouvelle fois en prison, à Kilmainham Gaol, où il sera exécuté le 3 mai aux côtés de 14 autres républicains. Il écrit alors ces derniers mots à Kathleen Clarke.

I and my fellow signatories believe we have struck the first successful blow for Irish freedom. The next blow, which we have no doubt Ireland will strike, will win through. In this belief, we die happy.
– Message to the Irish People, 3 May 1916

The Execution of Thomas J Clarke (Seachtar na Cásca) by weestenna
https://www.youtube.com/watch?v=vHY5yMSrreQ

    Link

  • Correspondance de Thomas Clarke et Kathleen Clarke

Notes

[1Ce nom fait référence aux Fianna Fail, une élite de guerriers de l’Irlande pré-chrétienne. Les portées de ce mouvement paramilitaire établissent donc une continuité mythique avec les vestiges d’une supposée Irlande ancienne et libre avant l’invasion anglaise

[2Golden Rules of a long-sentenced prisoner

[3(Larson, 2010)

[4(Clarke, 1922)

[5(O’Brien, 2008)

[6Les Brown Studies font référence à la condition d’être si perdu dans des pensées solitaires, que l’individu est détaché de son environnement. Dans le cadre pénitencier, où toute subjectivité tend à être brisé, cette obsession indique la volonté du prisonnier de rester maître de sa conscience

Published 15 April 2020
  • by Diplômé d’une licence d’anthropologie, je suis actuellement en première année du Master Cultures celtiques en contact, branche moderne. Intéressé (…)
(Edited 31 August 2022)

Bibliographie

Clarke, Thomas, Glimpses of an Irish felon’s prison life, 1922, London: Maunsel & Roberts, Dublin
Larson, Doran, “Towards a Prison Poetics”, College Literature, Vol. 37, No. 3, 2010, p.143-166, The Johns Hopkins University Press
O’Brien, Sean, Irish Prison Writing and the Victorian Penitentiary, 2008, University of Notre Dame
Walen, Lachlan, Contemporary Irish Republican Prison Writing : Writing and Resistance, 2007, Palgrave Macmillan US