La frontière linguistique entre langue gallèse et langue bretonne fait débat, aujourd’hui le breton est revendiqué par les départements de la Loire Atlantique et de l’Île et Vilaine. C’est dans ce contexte qu’une politique de signalisation en breton gagne peu à peu du terrain dans les deux départements, visant à traduire des noms de villes en langue bretonne qui pour une partie n’existaient pas par le passé et qui ont dû être récemment inventés pour l’occasion ce qui sème la discorde avec entre les municipalités concernées et les associations mettant en avant le gallo.
Certaines villes sont nommées ainsi depuis longtemps telles que Naoned et Roazhon, vraisemblablement pas par leurs habitants mais par les bas bretons quand ils se référaient à ces villes ; d’autres villes comme Vitré traduit en Gwitreg ou Cesson-Sévigné traduit en Saozon-Sevigneg n’ont en revanche jamais été appelées ainsi. Il est important de respecter la toponymie des villes parce que c’est l’outil le plus révélateur pour déterminer les limites de cette frontière linguistique.
En ce qui concerne le pays de Guérande localisé dans l’ouest de la Loire Atlantique, la situation est différente du reste de la Haute-Bretagne puisqu’une partie, la presqu’île de Guérande (comprenant les communes de Batz sur Mer et du Croisic), a effectivement un passé bretonnant. Le cartulaire de Redon, conservé aux archives historiques du diocèse de Rennes, atteste bien d’une population bretonne à Batz au haut Moyen Âge, et ce même breton y a été parlé jusque dans les années 1960, puis a cessé avec la mort de ses derniers locuteurs.
Le Batz, un vestige de la colonisation
La colonisation des bretons en Armorique remonte au Ve siècle jusqu’à son apogée au IXe siècle pendant lequel Nominoë étend la Bretagne jusqu’aux comtés de Rennes Nantes et de Retz, par ses victoires contre le roi des Francs, notamment aux batailles de Messac en 843, Ballon en 845 et surtout de Jengland Beslé en 851. En effet, Nominoë qui avait été nommé chef des bretons par Louis Le Pieux était en charge de faire cesser toute résistance en Bretagne mais lorsque le royaume des Francs rencontra des problèmes internes, Nominoë prit possession des territoires de la Marche de Bretagne [1] ce qui a pu faire affluer des bretons dans les nouvelles terres conquises s’ils n’y étaient pas déjà.
Il est néanmoins difficile d’affirmer jusqu’où les bretons sont allés à l’est au vu du manque de sources écrites mais l’étude des toponymies peut donner certaines indications, puisqu’en théorie si le nom d’une ville a réussi à s’imposer dans une langue c’est que cette ville comportait suffisamment de locuteurs pour en faire la langue principale.

Quand on se penche sur le cas de Batz-sur-Mer, on remarque un certain nombre de toponymies dont l’étymologie est à rapprocher du breton, et en 1815 le linguiste Léon Bureau témoigne bien de la présence de bretonnants dans les villages de Kervalet, Kermoisan, Kerdréan, Kerbéan, Trégaté et Pouliguen.
Une influence bretonnante monastique
Les Francs ne sont pas le seul problème des bretons puisque les vikings font eux aussi ravage en Bretagne. C’est contre eux que le roi Alain le Grand remporte la bataille de Questembert en 888, mais après sa disparition en 908 les normands reviennent de nouveau piller la Bretagne. Les élites locales, comtes, vicomtes et hommes d’église fuient dans le Royaume des Francs, et tous les Bretons de basse condition sont désormais sous le joug des vikings.
Les vikings ou hommes des baies était le nom donné aux Normands. Ils étaient d’abord des marchands puis sont devenus des pilleurs dans les ports d’exportation, et pour des raisons pratiques occupèrent les estuaires pour attaquer régulièrement les ports. Ainsi, en 843 les Normands débarquèrent à Batz-sur-Mer pour préparer leur première attaque contre Nantes.
En 913 les Normands se sont ensuite attaqué à Landévennec en Finistère, ils ont enlevé les dalles de l’abbaye pour récupérer les objets précieux des tombes, ont brûlés les défunts et du même temps le monastère (soit volontairement soit par accident).

Les moines de Landévennec se réfugièrent un temps à Montreuil-sur-Mer [2] et certains Bretons s’exilèrent en Angleterre pour fuir ce fléau. C’est avec l’aide d’Alain Barbe-Torte, héritier du roi Alain Le Grand, que les Bretons exilés revinrent chasser les Normands qui occupent la Bretagne. Ainsi après 936, Alain Barbe-Torte parvient à chasser les Normands restés à Batz-sur-Mer ; et fait don en 945 du territoire de Batz à l’abbé Jean de Landevennec [3], l’île est alors appelée Bath-Uuernan , « Batz en Guérande » par les moines bretons. Sur la presqu’île l’abbé Jean de Landévennec prend possession d’une église initialement dédiée à Saint Cyr et Sainte Julitte, et place alors l’édifice sous la protection de Saint Guénolé, le Saint fondateur de leur monastère brûlé.

On peut imaginer que la venue des moines bas bretons ai pu contribuer à la dynamisation du breton sur l’île de Batz, cependant il y a une différence de dialecte très importante entre le breton cornouaillais et le breton de Guérande.
Un dialecte maintenu par le commerce
En plus de la venue des moines de l’abbaye de Landévennec, les habitants de la presqu’île de Guérande ont probablement été influencés par le port de Vannes et des communes alentours. Batz-sur-Mer et le Croisic sont deux communes essentiellement peuplées par des paludiers, un métier qui consiste à ramasser le sel dans les marais salants, l’exportation du sel en basse Bretagne était alors leur activité économique principale [4].

Au haut Moyen-Âge le breton était la langue de Basse-Bretagne, il ne devait pas y avoir de bilinguisme ou peu en Haute-Bretagne. Ainsi pour communiquer avec les bretonnants et donc commercer avec eux, il fallait parler breton ce qui explique le maintien tardif de la langue à cet endroit, qui aurait pu disparaître des siècles avant.
Les spécificités du dialecte
Le breton de Guérande pose la question de l’existence d’un cinquième dialecte breton, le breton guérandais. Même si ce dialecte s’est pratiqué sur un petit territoire ce foyer comprenait suffisamment de locuteurs pour en faire un dialecte structuré, en 1888 l’écrivain et archéologue Alcide Leroux dénombrait pas moins de 1 500 locuteurs.
Ce breton est en effet distinct des autres dialectes, bien qu’ayant de multiples similitudes avec le vannetais le dialecte est aussi influencé par le gallo, le pays de Guérande étant également une région gallésante, on peut d’ailleurs supposer un bilinguisme sociétal breton et gallo depuis le XIIe siècle.
Comme le vannetais, le Batz chuinte ses S devant le T, ainsi sterenn devient chtereñn ; il y a également une palatalisation du K qui transforme ket en chet. Même en ce qui concerne la forme du pluriel, là où les vannetais marqueraient le pluriel par -eù, le Batz dirait -éo [5] Enfin il y a une similitude des deux dialectes dans la prononciation des chiffres. En effet, parmi les derniers locuteurs du breton de Guérande il y a Jean-Marie Cavalin (issu d’une famille depuis longtemps établie sur la presqu’île) et celui-ci a pu être entendu par Pierre Loquet (journaliste et activiste guérandais) dans un enregistrement disponible en ligne, on l’y entend compter dans un breton très proche du vannetais.
D’après l’Atlas Linguistique de Basse-Bretagne sur le plan dialectologique, il semblerait que le Batz partage non seulement similitudes avec le vannetais mais aussi avec le trégorois, par exemple pour dire lavoir, stank dans le Goëllo, et chteink en Batz là où le vannetais utiliserait simplement le mot poull (qui désigne un trou d’eau).
Néanmoins selon l’écrivain Yves Mathelier la ressemblance dans la prononciation du guérandais avec le vannetais ne serait de l’ordre que de 20 % sur l’ensemble des caractéristiques de prononciations du breton de Guérande. Ce breton possède aussi ses caractéristiques propres comme le pluriel marqué par un -i, dans certains mots kwadiri (chaises), dowli (tables) ou gazegi (juments).
Entretien avec Jean Marie Cavalin, un des derniers locuteurs du breton de Batz-sur-Mer
- MP3 - 2.1 MiB
Document
Notes
[1] Léon Levillain, « La Marche de Bretagne, ses marquis et ses comtes », in Annales de Bretagne, vol. 58, no 58-1, 1951, p. 89-117
[2] Jacques Baudoin, Grand livre des saints: culte et iconographie en Occident, éditions Créer, 2006 p. 257
[3] voir Cartulaire de Quimperlé
[4] voir article de Gildas Buiron, Le sel et son commerce sur Becedia en 2016.
[5] Yves Mathelier, Le Guérandais : dialecte breton du pays nantais, Mémoire de maîtrise, 2005; publié chez Yoran embanner 2017.