À la découverte de la littérature en moyen breton

Il existe une littérature en langue bretonne comme il existe une littérature en langue irlandaise et une littérature en langue galloise. Nous connaissons les Quatre Branches du Mabinogi (Pedair Cainc y Mabinogi) des Gallois ainsi que de grands manuscrits tels que le Livre rouge de Hergest (Llyfr coch Hergest) ou le Livre noir de Carmarthen (Llyfr Du Caerfyrddin). Nous connaissons également les grands cycles de la littérature médiévale irlandaise: le Cycle mythologique, le Cycle des Rois, le Cycle d’Ulster et le Cycle de Leinster. Ces textes et bien d’autres sont reconnus et étudiés avec beaucoup d’engouement. Nous connaissons moins l’héritage que nous avons reçu du moyen breton, qui suscite beaucoup moins d’intérêt malgré les textes extraordinaires qu’il nous a laissés.

Le moyen breton est une langue brittonique parlée en Bretagne entre la fin du XIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. Elle succède au vieux breton et précède le breton moderne. Le moyen breton est associé à un pan de la littérature bretonne constitué de poèmes, de pièces de théâtre, de chants de Noëls et quelques autres textes, tous d’inspiration religieuse. Nous vous proposons ici de découvrir la littérature du moyen breton par l’intermédiaire de quelques extraits de textes représentant les différentes catégories mentionnées précédemment.

Il s’agit d’une littérature de dévotion à partir de textes traduits du français ou du latin. Peu de noms d’auteurs nous sont parvenus mais ces textes ont probablement été rédigés par des hommes d’Église : prêtres et frères des ordres mendiants. Cette littérature n’est pas financée par les cours royales ni par des mécènes mais seulement par l’Église catholique. Ce sont des textes d’édification et d’exemplarité, fondés sur l’imitation christique, la nécessité de suivre le message du Christ.

L’une des caractéristiques les plus intéressantes de cette littérature est la manière dont la forme du texte est au service de son fond. Nous tenterons d’illustrer cette notion avec les exemples que nous allons aborder. Ces textes peuvent, et doivent, être étudiés comme des sculptures ou des peintures. Leurs auteurs sont des artisans qui créent des œuvres à la gloire de Dieu. Par la manipulation des césures et des rimes, à l’instar de matériaux comme le bois ou le granit, ces textes deviennent des objets physiques témoignant d’un ordre métaphysique.

Les poèmes : Le mirouer de la mort

Ce poème en langue bretonne est composé de 3602 vers, groupés en sizains d’octosyllabes et de décasyllabes, ou en quatrains de dodécasyllabes. Il a probablement été écrit en 1519, même si aucun manuscrit ne nous est parvenu, et a été imprimé en 1575. L’auteur est désigné comme « Mæstre Iehan an Archer Coz » et le texte fut imprimé à l’imprimerie du couvent franciscain de Cuburien. Il s’agit d’une préparation à la mort construite en quatre parties thématiques : la mort physique, le jugement dernier, l’enfer et le paradis.

Le Mirouer de la Mort

Voici ce que nous pouvons lire sur cette première page :

«Le Mirouer de La Mort, en Breton: auquel doctement et Dévotement est trecté des quatres fins de l’home: c’est à scavoyr de la Mort, du dernier Jugement, du très-sacré Paradis: et de l’horrible Prison de L’enfer :et ses Infinis Tourments.»

Suivent ces deux vers:

En Marv, en Barn, en Iffern yen, preder map den, ha na enoe.
Ha nepret nep lech ne pechy, gat lacquat da spy en ty Doe.

«À la mort, au jugement, l’enfer froid, pense, fils de l’homme, et ne te lasse pas.
Et jamais nulle part tu ne pécheras, en mettent ton espoir dans la maison de Dieu.»

La représentation du crâne humain est le symbole du miroir de la mort. Cette œuvre cherche à montrer au lecteur que tout le monde est à égalité dans la mort: la mort frappe tout le monde et l’Enfer guette chacun d’entre nous. Il s’agit d’encourager les lecteurs à vivre hors du péché et à mourir en état de sainteté afin de rejoindre le Paradis.

Hac an yffern dyndan, leun a tan ha poanyou,
Da receff eneff den, digor plen he guenou.

«Et l’enfer au-dessous, plein de feu et de souffrances,
Pour engloutir l’âme de l’homme, sa gueule grande ouverte.»

L’ensemble du texte est caractérisé par une syntaxe qui semble à première vue désorganisée et par un système de rimes internes et finales rigoureux. C’est cette désorganisation syntaxique apparente qui a longtemps convaincu les critiques que ce texte était le fruit d’une inculture, d’une incohérence de la pensée et de l’expression. Yves Le Berre, qui a beaucoup travaillé sur la littérature bretonne, a étudié ce texte en prenant la peine de «remettre les vers dans l’ordre» [1].

En mettant en lien cette syntaxe particulière et le rigoureux système de rimes, il parvient à démontrer comment est retranscris dans cette œuvre l’entrelacement de l’ordre divin du monde et du désordre propre à l’humanité. Il écrivait en 2017 que « le système des rimes et des rythmes du Mirouer est d’évidence trop bien imité des rouages créés dans l’univers par le Grand Horloger pour qu’on puisse n’y voir que le loisir insignifiant d’un moine accablé par l’ennui de la vie conventuelle. »

Inscription de l'Ossuaire de La Martyre
Inscription de l’Ossuaire de La Martyre
AN MARO HAN BARN HAN IFERN IEN PA HO SOING DEN E TLE CRENA FOL EO NA PREDER
Inscription de l'Ossuaire de La Martyre Suite
Inscription de l’Ossuaire de La Martyre Suite
E ESPERET GVELET EZ EO RET DECEDI AN 1619

Cette inscription présente sur l’ossuaire de l’enclos paroissial de La Martyre est tirée du Mirouer de la Mort.

An Maro, han Barn, han Ifern ien
Pa ho soing den z tle crena.
Fol eo na preder e esperet
Guelet ez eo ret decedi.

«La mort, le jugement, l’enfer froid, quand l’homme y pense, il doit trembler. Fou est celui dont l’esprit ne prend garde qu’il nous faut tous trépasser.»

Les mystères : Le mystère de Sainte Barbe (Buhez sante Barba)

Les mystères sont des pièces de théâtre religieuses en vers. Les récits des vies de saints sont un thème très important de la littérature bretonne et les pièces de théâtre sont une grande part des textes qui nous sont parvenus en moyen breton. Le mystère de Sainte Barbe a été imprimée pour la première fois en 1557. Il s’agit d’une tragédie de 4998 vers qui raconte le martyr d’une sainte légendaire de l’Orient romain, décapitée par son propre père païen pour avoir refusé de renoncer au catholicisme.

Extrait de la Vie de Sainte Barbe

Dans cet extrait, alors que Sainte Barbe fuit son père, elle croise deux bergers qui semblent jouer à un jeu comportant une balle et une sorte de crosse. Quand son père arrive, le berger Rivallen décide de ne pas dénoncer Sainte Barbe alors que son camarade Gueguen la trahit. Il aurait alors été instantanément transformé en une pierre comme par miracle. Il est intéressant d’observer le système de versification de cet extrait. Il est caractéristique de ces textes en moyen breton et montre tout le talent des auteurs qui les ont créés. Ici, nous voyons que les rimes finales de deux ou trois vers deviennent les rimes internes du vers suivant. Il faut imaginer ce phénomène répété sur plus de 4000 vers. De plus, nous pourrions probablement pousser l’étude encore plus loin et découvrir d’autres rimes secondaires dans ces vers, c’est dire la richesse de la chose.

Berger à la crosse

Voici une représentation de l’un des bergers jouant à la crosse qu’a croisé Sainte Barbe. Il est lui aussi représenté à La Martyre, cette fois-ci sur le porche.

Autres textes : un catéchisme

Le moyen breton et son système complexe de versification n’étaient pas réservés qu’aux pièces de théâtre et aux poèmes. On en trouve la trace dans des catéchismes comme celui-ci. Il s’agit de la Doctrin an christenien, composet gand an Tat reuerant Ledesme, Iesuist. [...] Ha translatet a Gallec en Brezonec, gand Tanguy Gueguen imprimée en 1622.

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Dans cette «Oreson» extraite de notre texte, les rimes finales et internes principales sont accompagnées de rimes internes secondaires et sont renforcées par des allitérations, ce qui démontre encore un haut niveau de maîtrise de la langue et de l’écriture. Notez l’abondance d’éléments dans les vers parlant de l’ange gardien et de Dieu, comme pour renforcer le propos tenu.

«Mon bon ange, en tout lieu, vous êtes chargé
Par Dieu, le Roi de la terre, de me préserver de tout danger.
Je vous prie de me préserver, vous qui êtes mon gardien,
Tant en ville qu’à la campagne, de mes ennemis.
Tenez-moi également compagnie, comme il se doit bien,
Que je puisse parfaitement, partout, parfaire ma vie.»

Nous voyons ainsi que le moyen breton traduit une vraie littérature, faite pour instruire, plaire et toucher. Cette littérature catholique est également l’expression littéraire d’un âge d’or économique de la Bretagne.

Notes

[1Yves Le Berre, « La caverne de Maître Jehan ou l’étrange ballet des mots du Mirouer de la mort (1519-1575) »

Published 30 April 2021
  • by Bonjour ! Je suis étudiante dans la branche médiévale du master LCCC. Je suis passionnée par la littérature bretonne et la paléographie. Je (...)
(Edited 8 May 2021)

Sources

  • Le Mystère de sainte Barbe : tragédie bretonne, texte de 1557, publié avec traduction française [...] par Émile Ernault, Thorin, Paris, 1888.
  • Le Mirouer de la Mort. Poème breton du XVIè siècle, publié avec traduction française par Émile Ernault, Champion, Paris, 1914.

Bibliographie

  • Yves Le Berre, « La caverne de Maître Jehan ou l’étrange ballet des mots du Mirouer de la mort (1519-1575) », La Bretagne Linguistique [En ligne], 22 | 2018.
    URL : http://journals.openedition.org/lbl/408